Gilles Chatenay
Symptôme nous tient
Cécile Defaut, janvier 2011, 209 pages, 20 €.

Par Ariane Boulanger






Real Wanted !

Ca ne tourne pas rond ! Et pour cause, le réel où s’agit et s’agite l’ordre du monde ne dit pas la loi, il est sans loi. D’emblée, l’ordre du monde est hors la loi. Reste que son épreuve emporte une transgression, aporétique, laquelle se déduit du réel, signe du réel pour l’être parlant.

L’ordre du monde, à l’épreuve du signifiant, présente une transgression. Qu’à cela ne tienne, le symptôme y répond et en répond. Comment ? En bricolant un nouage pour faire tenir ensemble ce qui ne tient pas ensemble, du réel et de la langue, en prenant acte aussi d’une écriture de ce qui ne s’articule pas, d’une inconsistance réelle dans le réel.

Ma lecture du livre de Gilles Chatenay, Symptôme nous tient, tire son fil d’une actualité dont le tour de force, par lequel elle entend régler son compte au sujet et à ses dérèglements, fait passer le traitement du réel au régime du numérique.

La transgression à l’œuvre dans l’ordre du monde contemporain figure ici « l’impérialisme du paradigme de l’Autre numérique », pour reprendre la formule de notre auteur. Signe du réel : les achoppements de la science, impossibles à suturer par la langue. De quoi rendre malade le discours qu’elle emporte, folie d’une idéologie normalisante. Un symptôme : le succès des statistiques. Objectivité oblige, la distance ou la séparation  requise entre l’objet observé, son milieu et son observateur est vérifiée. L’objet humain et ses irrégularités, pour la meilleure exactitude de leurs mesures, sont isolés, quantifiés, comptés, localisés. Ils se mesurent à l’échelle d’une population, d’un ensemble « réglo ». Les variations individuelles, ce qui reste subjectif, sont éliminées. L’être parlant n’a qu’à se taire. Il compte, anonyme, se compte, quelconque, et se nomme d’un ensemble, spécifique.

Mais le trait sujet à comptabilité, pour autant qu’est forclos l’acte de nomination initial qui le déclare, n’en reste pas moins pris dans le discours, le savoir, le lien social qui en use, et aussi le produit. Gilles Chatenay souligne que l’usage de l’appareil statistique, qui suppose la taxinomie préalable des traits éligibles, intervient dans le monde qu’il observe, il est dans le monde. L’Autre de notre temps demande du chiffre, les signifiants-maîtres sont numériques, la souffrance n’est reçue qu’en tant qu’elle s’écrit dans la catégorie quantité. La « vérité » trouve désormais son assise dans le chiffre, le malaise est quantifié.  Les experts semblent y trouver leur compte quitte à y perdre leur sujet. Ainsi, l’INSERM, dont la mission est de comprendre et d’améliorer la santé humaine, isole les troubles spécifiques de l’apprentissage en créant l’ensemble des « normo-lecteurs », une lecture sans lecteur, nous dit Gilles Chatenay, symptôme de la « maladie numériste ». Avec l’Autre numérique, on ne lit pas entre les lignes, on décode de l’information, univoque. La fonction évocatrice de la parole n’est pas de mise.

Là où les sciences classiques achoppaient à écrire la Grande Unité de l’univers, les sciences modernes, conjecturales, poussent au monde des petites unités partielles, unités quantitatives. La globalisation et ses marchés y tiennent leurs comptes. Le chiffre est cause de désir et moyen de jouissance, celle de « l’idiot », du un tout seul et comptable. A lire Gilles Chatenay, nous en saisissons les retours sur le malaise contemporain où ségrégation, isolement, précarité symbolique, exil et étrangeté s’y déploient. Et aussi, comment l’acte analytique convoque le sujet là où son nouage singulier fait la dignité de son symptôme.

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