Jean-Paul Dollé
La Joie
Germina, 2008

Par Aurélie Pfauwadel

De Mai 68, Jean-Paul Dollé parvient à restituer l’intensité inconnue et l’extraordinaire, l’air de possible qui soufflait lors de cette mise en suspens du cours normal des choses. Mêlant le récit vivant, l’anecdote inédite à l’analyse incisive des signifiants qui ont marqué l’époque, l’essai à la narration orientée du témoin, l’auteur nous fait entrevoir la jouissance spécifique au style et au « ton 68 ».
    La joie contagieuse dont il s’agit ici est celle des barricades, de l’émotion politique qui culmine dans le rêve de changer le monde et transformer la vie. C’est toute la logique des affects propres au moment 68 que Jean-Paul Dollé parvient habilement à redéployer. Le dégoût et la défiance vis-à-vis du jeu politique en place. La honte engendrée par la guerre d’Algérie qui entache la grandeur héroïsée de « la France éternelle ». L’ennui chronique et la « violence sans cause » des corps impatients. La peur qui change de camp. Et surtout l’enthousiasme, la ferveur pour la justice et la liberté, qui s’épanouissent dans une émotion démocratique sans précédent.
Cerner les formes de subjectivation qu’a fait émerger Mai 68, ce qui les préparait souterrainement, et ce qu’il en est resté, telle est la visée de ce petit ouvrage. Il donne une idée de l’hétérogénéité de cette formidable mobilisation populaire, des grands courants et sensibilités diverses qui façonnaient les postures corporelles et intellectuelles, du vaste spectre dans l’implication subjective. Il ne s’agit pas d’unifier faussement une « pensée 68 », mais de saisir sur le vif « ce que 68 désire et espère de la pensée » : détruire l’ordre des discours comme l’ordre du monde.
    À l’encontre de l’interprétation culturaliste en vigueur, qui en minimise la portée politique, J.P. Dollé montre que Mai 68 ne saurait être considéré comme catalyseur d’une révolution des mœurs, inquiétant durablement la pensée, sans reconnaître qu’il s’agissait aussi d’un essai de transformation politique. « Révolution littéraire », mais pas infra-politique parce que littéraire. En Mai 68, « on n’a pas pris la Bastille, mais la parole », dit-on. Mais c’est précisément en cela que ce mouvement renouait avec l’origine du politique : batail- les de légitimité entre gaullistes, gauchistes et communistes sur des signifiants communs (« résistance », « révolution », etc.), conflits médiatisés par les mots sur fond d’une langue partagée.
    En Mai, chacun a pu faire l’expérience de la politique et de la démocratie dans leurs acceptions les plus élémentaires et radicales : pas la politique des politiciens, mais le sentiment de la puissance d’agir en commun – tant la force de ce mouvement résidait dans son autonomie totale par rapport à la sphère politique traditionnelle.
    Voilà qui répond à la question liminaire de l’ouvrage : pas seulement « que s’est-il vraiment passé en Mai ? », mais « qu’est-ce qui a passé – y a-t-il eu même passage – de ce qui s’est passé ? » À l’heure où les acquis de Mai 68 sont toujours plus mis à mal, et en voie de passer, il importe en effet de ressaisir le sens de cette rupture révolutionnaire, en mesurant ses effets après-coup. Manière pour l’auteur d’y rester fidèle, frayant activement ce passage – pour notre plus grande joie !




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