Jean-Claude Milner
Pour une politique des êtres parlants
Aux éditions Verdier, février 2011, 96 pages, 12 €.

Par Jean-François Leimann





 J.-C. Milner part, dans ce court traité, de l’évidence oubliée qu’en politique dès la genèse il y a foule : « le fait brut de la multitude des êtres parlants », c’est-à-dire pour chacun la foule avec laquelle il faut s’arranger, irréductible pluralité en lui (parlant, il est « toujours déjà plusieurs ») et hors de lui. Cette multitude est pour chacun la menace d’avoir à se taire, emporté par la foule ou brisé par un autre. Il y a politique lorsque ces êtres parlants se côtoient, c’est-à-dire lorsqu’il y a  jeu ouvert entre des êtres toujours susceptibles de formuler ce « je parle » qu’en haussant le ton il nous arrive d’adresser explicitement et qui signifie que c’est à notre tour de parler. Les différentes formes politiques sont à penser, sur la base de ce fait brut, comme « régulations » des tours de parole. Des corps parlants : le minimalisme est un matérialisme.
Ce «  plus-d’un » en dehors duquel  il n’y a pas lieu de dire « politique » met la terreur hors-jeu : semer la mort n’est pas une politique, même pas la pire, car les corps parlants, même pour se taire, n’y sont plus. La mort peut à la limite rôder comme mortification (calomnier, ou toiser les corps et les âmes, c’est faire des morts-vivants) mais pas frapper comme meurtre.

Il y a plusieurs manières de lier parole et politique. J.-C. Milner en envisage quelques-unes, successives dans l’histoire, avec Napoléon pour point de basculement. Le texte se focalise sur la période 1789-1815 dont il déploie les leçons quant à cette question du nouage de la parole à la politique. La révolution est exposée ici comme traversée (on peut entendre l’adjectif ou le substantif) de mots. A la fin de l’Ancien Régime (moment politique de toute beauté) ça parle dans tous les sens : les orateurs, les autres, la politique se parle. L’usage révolutionnaire du mot révolution fait poindre ce mouvement et pourtant  J.-C. Milner, d’accord en cela avec Napoléon, constate un échec à trouver une langue qui rejoigne ce débordement. A lire la manière dont J.-C. Milner commente la parole des révolutionnaires, on songe à la phrase répétée en leitmotiv par le bûcheron Paul Ackermann dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Brecht : « mais quelque chose manque ». En effet en coulisses c’est l’effervescence, la politique comme polémique entre les êtres parlants est à l’honneur, mais sur le devant de la scène on reste pris dans une parole déjà occupée (on parle « nation » par exemple : rien d’inédit).

Le style Napoléon, en politique, c’est d’avoir vu dans cet échec un nouveau temps s’ouvrir. Napoléon historien, visionnaire et acteur le dit à Goethe : désormais le temps – et nous n’en sommes pas sortis – sera à la discussion politique, régime de parole dans lequel les gouvernés parlent comme des gouvernants, ou plutôt comme les gouvernants (pourtant inimitables comme chacun), qui eux-mêmes « discutent », d’une parole désamorcée qui se dit (et se croit ?) comme gouvernée, sans prise sur une nécessité impersonnelle devant laquelle il s’agit de s’incliner. Les choses ordonnent, cet ordre des choses il n’y a pas lieu de le discuter : ne reste alors aux êtres parlants qu’à en discuter, éventuellement. Parfois quelque chose d’autre perce, mais pour un « parler pour soi », pour un mois de mai, combien d’« échanges fictifs des places » et de décisions mimées ?

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