Jean-Claude Milner
La politique des choses
Aux éditions Verdier, 2011, 80 pages, 10 €.

Par Daphné Leimann






« D’anodin, le mot évaluation devint l’étendard d’une mise au pas » ; c’est par cette formule tranchante que s’ouvre ce volume, réédition augmentée d’un texte paru en 2005 issu de la protestation des psychanalystes en 2003 en réponse à un texte législatif visant l’évaluation des professions « psy ». La présente version s’attache à saisir les enjeux de cette place nouvelle donnée à l’évaluation, en la considérant non seulement dans le champ de la santé mentale mais aussi dans celui de la gestion des ressources humaines dont la vague de suicides témoigne des effets dévastateurs, ainsi que dans le contexte de l’après-crise financière. Prendre la mesure de ce phénomène implique le refus de céder à la fausse naïveté, faisant de l’évaluation le signe de la démocratie. Jean-Claude Milner rappelle en effet que « les évalués d’aujourd’hui ne sont jamais les décideurs ni aucun détenteur d’une parcelle de pouvoir ». L’auteur prend soin de dessiner les contours spécifiques de l’évaluation contemporaine. Retenons quelques-unes de ses caractéristiques : elle ne requiert aucune connaissance du domaine évalué, écarte les évaluateurs de toute responsabilité et s’infiltre dans le champ « psy », précisément en ce qu’il est celui « du secret de nos vies » qu’elle vise à abolir. L’instrument nécessaire à cette politique est le « mensonge de l’expertise » consistant en ce que les experts parlent à la place des choses, nécessairement muettes.

Aux termes de « danger » et d’« alerte », J.-C. Milner préfère celui de terreur, pour indiquer la gravité de ce mode actuel de contrôle des individus. Cette terreur est à la mesure des moyens utilisés ainsi que des effets recherchés et obtenus par l’évaluation : « la quantification brute, la domestication transformant l’existant en un vaste magasin de choses évaluables ». J.-C. Milner déploie alors magistralement sa thèse : sous couvert de défendre l’égalité, la démocratie moderne néglige le fait essentiel que c’est sur fond d’êtres insubstituables que se fonde la liberté des êtres parlants. L’évaluation installe la transformation des hommes, devenus indiscernables, en choses. « L’évaluateur devient le pouvoir lui-même et non son instrument ». C’est le cas dans le domaine des ressources humaines.
L’auteur analyse également les effets de la promotion de l’expert dans le discours médical incluant celui de la santé mentale : il s’agit de viser et d’obtenir le contrôle. Par là, l’évaluation se sépare radicalement de ce que vise celui qui souffre : la guérison. J.-C. Milner se réfère sur ce point à Lacan dans Télévision : « La guérison, c’est une demande qui part de la voix du souffrant, d’un qui souffre et de son corps et de sa pensée », donnant au respect de la souffrance de l’homme son caractère sacré. Cet ouvrage donne alors sa version du « pourquoi Lacan » : pour avoir revendiqué avec la psychanalyse le respect de la souffrance humaine et refusé l’injonction du contrôle.

Cette dernière implique que chaque évalué puisse à son tour devenir évaluateur, de sorte que l’évaluation est bien le règne de l’égalité qu’il faut comprendre comme le partage de l’asservissement. « Liberté et égalité couleur de muraille et non pas couleur d’homme » écrit J.-C. Milner, rendant sensible à son lecteur combien « il est temps de trancher dans le vif » !

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