Raoul Moati
Derrida/Searle, déconstruction et langage ordianaire
PUF, 2009

Par Anaëlle Lebovits-Quenehen


Il est bien rare que Le Diable probablement recense des ouvrages universitaires. L’édito du numéro 1 de notre revue donnait les raisons de cette ligne éditoriale. Mais à chaque règle ou presque, il faut son exception. À celle-ci en tout cas, ici, maintenant, parce que le jeune Raoul Moati a de l’avenir au-delà des murs de l’Université. Son Derrida/Searle, déconstruction et langage ordinaire, l’ouvrage qu’il vient de publier aux PUF, en atteste.
    L’association des noms Derrida et Searle a longtemps servi l’idée de l’antagonisme radical qui sépare au XXe siècle la philosophie continentale et la philosophie analytique à travers la dispute haineuse qui se déclencha, à la fin des années 70, entre leurs parangons emblématiques : Derrida pour la philosophie continentale, Searle pour la philosophie analytique. Revenant sur cette incompatibilité que d’aucuns auraient préférée de principe, Raoul Moati propose de penser cette querelle sous un jour nouveau, et se fixe pour objectif d’exhumer la sève philosophique qui l’anime à l’insu, nous dit-il, « de ses auteurs et de leurs héritiers ». Pour ce faire, il focalise son attention sur la notion d’intentionnalité qui constituerait selon lui la clé de l’opposition Derrida/Searle, le principe polémique d’une querelle qui s’avère en réalité occulter l’existence d’un débat de fond sur ce concept.
    En effet, l’une des thèses importantes du livre consiste à montrer de quelle manière Derrida et Searle, chacun à sa façon, se réclament d’une interprétation du philosophe analytique britannique John L. Austin et plus particulièrement de sa théorie du performatif développée dans Quand dire, c’est faire. Cette théorie du performatif, tous deux la relisent à la lumière du concept d’intentionnalité. Leur opposition donne ainsi à penser la richesse des conceptions de l’in- tentionnalité.
    Chacun d’eux se réclame d’une théorie d’une communication des intentions de discours, qu’Austin n’a jamais défendue comme telle. La démarche consistant à déconstruire Austin s’avère du côté derridien ré-instruire limitativement le procès de la phénoménologie que Derrida avait inauguré en 1967 dans La voix et le phénomène, en pro- jetant nombre de motifs husserliens (intentionnalité, présence) sur le philosophe d’Oxford que celui-ci n’a jamais soutenus comme tels. C’est sur cette prétention à déconstruire Austin que Searle reprend vigoureusement Derrida. Et la querelle – d’une rare violence verbale dans le contexte d’un échange philosophique – de s’instaurer. Searle s’oppose à Derrida, engageant un concept de l’intentionnalité que Derrida n’est pas prêt à accepter.
    C’est là tout le sens d’un échange virulent, mais dont Raoul Moati a réussi à extraire la matière philosophique avec pédagogie et clarté. Il rassemble en effet toutes les pistes du débat Derrida/Searle afin d’interroger la déconstruction, et peut-être au-delà d’elle la phénoménologie dont elle repart, pour se demander si l’intentionnalité relève bien de la présence métaphysique comme le pense Derrida, ou si elle ne procède pas plutôt des conventions du langage ordinaire comme le pense Searle.
    Faisant pencher la balance du côté de Searle, Raoul Moati assume jusqu’au bout les conséquences de ce conventionnalisme des intentions. Il a d’ailleurs décidé après la rédaction de son livre d’en assumer toutes les conséquences à partir de la théorie lacanienne du signifiant. Une affaire à suivre mot à mot.


Le diable Probablement © 2011 – contactfacebook