Frédéric Ramel et Jean-Vincent Holeindre (dir.)
La Fin des guerres majeures ?
Economica, 2010

Par Guillaume Roy


Dans son premier numéro, Le Diable probablement, par la plume d’Anaëlle Lebovits-Quenehen, avait pris position contre l’illusion pacifiste européenne qui, voulant d’un monde sans guerre, se refuse à l’envisager comme possible, et donc retire à l’Europe les moyens de peser réellement sur la scène politique internationale. Rappelons encore que nous sommes loin de souhaiter la guerre, mais il nous paraît essentiel d’en savoir un peu plus sur son exercice actuel, sur ses mutations, et sur les nouvelles manières de la concevoir.
    C’est ce que permet au lecteur non averti des questions militaires cet ouvrage, réunissant vingt textes écrits à l’occasion d’un colloque organisé sous l’égide de l’EHESS et de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM) par des historiens, des philosophes, des militaires et des politistes.
    La réponse à la question de savoir si pour qualifier les guerres actuelles, nous pouvons utiliser le terme « majeures », nous est apparu comme un enjeu secondaire. Une guerre est d’une certaine manière toujours majeure, ne serait-ce qu’en raison de ce qu’elle engage pour les peuples concernés.
    L’étude des questions du nucléaire, du terrorisme, ou de la politique militaire et de défense des grandes puissances non occidentales (Chine, Inde, Russie) nous enseigne sur les lieux actuels et potentiels de conflictualité. Cet ouvrage souligne également les transformations à l’œuvre en Occident, dont deux nous ont semblé essentielles. La première est la privatisation grandissante des forces armées (en 2009, 100 000 civils travaillaient pour le Pentagone en Afghanistan, contre 70 000 militaires1) qui a pour effet d’exclure les questions militaires de la responsabilité politique. La seconde est, comme l’écrit Olivier Chopin, une « militarisation de la sécurité » avec une « importation des logiques d’exception et d’urgence propres à l’état de guerre dans les institutions intérieures des États-Unis »2 ; phénomène parallèle à une « sécurisation de la défense » qui tend à transformer les actions militaires en opérations de police.
    Le plus saillant de l’ouvrage s’exprime sans aucun doute dans deux textes, celui de Jean Dufourcq, directeur d’étude à l’IRSEM et celui de Pierre Manent, directeur d’étude à l’EHESS. L’un comme l’autre dessinent un horizon à partir duquel un citoyen français pourrait être amené à penser l’avenir de la guerre. Jean Dufourcq fait preuve d’un idéalisme débridé et pas sans danger, en militant pour l’abandon de la notion de guerre pour celle de crise, le but qu’il nous fixe étant de « tenter de purger et de réguler la conflictualité au niveau de l’homme et non plus d’abord à celui des États ». Il termine son texte par un plaidoyer pour une « sécurité durable » qui s’attache à mettre « l’homme en accord avec l’homme » au moyen de « l’éducation des complémentarités, l’acceptation des différences, la purge des facteurs de violence hérités des siècles passés, le nettoyage des mémoires délétères et des vengeances accumulées »3.
    N’est-ce pas inquiétant de penser qu’une politique de défense puisse être fondée sur de tels principes ? Cette idéalisation forcenée témoigne d’un terrible aveuglement quant à l’histoire des totalitarismes européens. On ne saurait trop conseiller à l’auteur la lecture des Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort4 de Freud, sur lequel s’appuie par ailleurs Jean-Vincent Holeindre dans son beau texte sur la ruse et les formes contemporaines de la guerre.
    À l’opposé de Jean Dufourcq, Pierre Manent interroge vigoureusement la configuration historique qui sous-tend aujourd’hui l’axiome selon lequel « l’Europe, c’est la paix »5. Sa réflexion est une attaque contre l’égocentrisme européen : « la paix dont nous jouissons, aussi précieuse qu’elle soit, ne se suffit pas à elle-même. Elle reste largement le résultat d’une guerre que nous n’avons pas gagnée par nos propres forces, elle reste exposée à des menaces que nous sommes incapables d’écarter par nos propres forces »6. Pour Pierre Manent, le principal effort que doivent faire les Européens est d’abord de reconnaître la guerre là où elle est, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle car « les nations occidentales ont la majeure partie de leurs forces en opération au-delà des frontières pour accomplir personne ne sait quoi »7. Cela implique pour l’Europe de recouvrer la possibilité de pouvoir « déclarer la guerre », tout en sachant que celle-ci est un terrible fléau. Il fait le pari non pas que cela rende l’Occident plus belliqueux ou plus impérial, mais plutôt moins.

1 On peut lire à ce sujet l’article de L’Express, « Afghanistan, Irak : des guerres très privées », http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afghanistan-irak-des-guerres-tres-privees_894324.html
2 Frédéric Ramel, Jean-Vincent Holeindre (dir.), La fin des guerres majeures ?, p. 145.
3 Ibid., p. 78.
4 Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Payot, Paris, réédition 1997.
5 F. Ramel, J.-V. Holeindre (dir.), op. cit., p. 252.
6 Ibid., p. 256.
7 Ibid., p. 258.


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