Juan José Saer
Le Tour complet : Le Retour à l'origine
Seuil, 2009

Par Perrine Guéguen


Juan José Saer (Santa Fe, 1937 - Paris, 2005), écrivain argentin originaire de la région du Paranà, obtient une bourse d’études pour se rendre en France en 1968, peu avant le début de la dictature. Parisien d’adoption, il le restera jusqu’à la fin de ses jours, même lorsqu’il enseignera la littérature hispano-américaine à l’université de Rennes.
L’originalité de son œuvre réside dans la qualité de sa prose aux accents poétiques et philosophiques : elle nous parle de l’Homme et de son problématique rapport au réel. Amateur du Nouveau Roman sans y adhérer, Saer s’inspire beaucoup du poète Juan L. Ortiz, ami et maître à penser de sa jeunesse, mais aussi de ses avides lectures – littératures « universelles » anglaise, américaine, et française, entre autres. Malgré l’impressionnante vividité de son écriture, l’œuvre de cet écrivain atypique reste encore méconnue de la critique française et je prends un malin plaisir à penser que les lecteurs du Diable et moi-même faisons partie de ces happy few qui pourront reconnaître, avant la lettre, le talent où il est.
Le Tour complet, paru aux éditions du Seuil dans l’excellente traduction de Philippe Bataillon, est un roman de jeunesse qui referme un cycle. Pendant deux jours et deux nuits, les deux protagonistes, César Rey et Pancho Expósito vivent des histoires similaires. Le premier est un écrivain désabusé et sans scrupules. Amant de la femme de son meilleur ami : la trahison est consommée et il est sur le point de « quitter » la ville. Le second, Pancho, est un jeune professeur de lettres insomniaque qui se sait incapable d’aimer. Leurs existences sont peintes avec une touche de pessimisme grinçant sans jamais tomber dans le dramatisme. Tous deux sont tourmentés et amers. Leurs caractères se reflètent et convergent lors de l’asado final, scène qui constituera un leitmotiv de l’œuvre saerienne. Les dialogues à l’ironie corrosive laissent entrevoir quelques épiphanies. Les personnages parviennent toujours à s’en sortir, pour trouver dans la parole une possible échappatoire. Passionnés de littérature, ils posent, au travers de leurs discussions, une question essentielle : qu’est-ce que l’objet littéraire, comment écrire, comment être écrivain ? Le texte reflète une préoccupation qui est au centre de la littérature de notre temps : « Il faut organiser...une structure...équivalente...à la structure de la vie. »
L’explicite du titre surprend : chez Saer, tout fait sens. En effet, l’ouvrage est divisé en deux parties qui renvoient au titre du livre de manière différente : en explorant le territoire intérieur du cercle au travers de « La trace de l’aigle », et l’extérieur dans « Autour du cercle ». César Rey refermerait le cercle dans un premier temps – cercle d’amis, cercle de l’éternel retour des mêmes motifs. Tandis que « Autour du cercle » donne à penser la possibilité d’une ouverture. Les cheminements incessants des personnages dans la ville délimitent un territoire qui se veut clos : le « tour complet ». La narration annonce « en avoir fait le tour » : il est temps de passer à une étape plus mature de l’écriture saerienne. Pourtant, dans son œuvre, les personnages reviendront à Santa Fe, comme en un retour inévitable.
Plus de cinquante ans après sa première publication, ce livre évoque l’impétuosité de la jeunesse. Derrière la révolte apparaît la désillusion. Car un monde dans lequel les hommes ne peuvent plus croire en rien, semble désormais impossible à appréhender. « À vingt ans, on se demande sans arrêt “À quoi bon ?”, et d’une manière ou d’une autre, on vit, parce qu’au fond on ressent quelque chose qui est comme de la honte de son propre besoin d’absolu. Pourquoi faudrait-il avoir honte d’avoir besoin d’une réponse absolue à une question absolue ? ». Le Tour complet est un livre qui permet de s’initier à la poétique de Saer. Et ce n’est pas par hasard s’il choisit d’achever sa série de romans de jeunesse – de compléter son tour, pourrait-on dire – sur les rives du Paràna, rives qu’il ne cessera d’évoquer par la suite, tout au long de son œuvre.


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