Jean-Claude Milner et François Regnault
Dire le vers
Verdier, 2008

Par Anne-Lise Heimburger


Suite à la lecture des trois préambules de Dire le vers, on entend déjà un Eurêka jaillir de la bouche des « acteurs et amateurs de vers », auxquels Jean-Claude Milner et François Regnault adressent l’ouvrage. Cette exaltation repose sur un seul principe qu’il fallait démontrer : qui veut bien dire le vers doit savoir la langue. Or, si la langue est la chose la plus naturelle du monde, elle n’en demeure pas moins structurée par des lois. La linguistique, dont c’est l’objet, permet ainsi de percevoir dans le domaine poétique les élaborations originales de la langue, et sur scène, de faire entendre ses singularités.
    L’étude de J.-C. Milner et F. Regnault porte principalement sur les vers réguliers, ceux des alexandrins des tragédies classiques de Corneille et Racine, car ne sont-ils pas par excellence des vers que l’on dit. Mais les on-dit vont si bon train en matière de diction que les acteurs ne savent souvent plus à qu’elle saint se vouer. Ils sont alors partagés entre la tentation d’appliquer docilement quelques règles métriques et phonologiques glanées de-ci, de-là – comme s’il s’agissait de dire une langue morte – et celle de donner pleine licence à leurs intuitions rythmiques et sémantiques, afin de combler la distance qui sépare le vers classique de leur langue propre.
    Pourtant, « les grands principes ne sont pas nombreux » écrit F. Regnault citant Louis Jouvet. Mais ils sont puissants. En abordant le noyau théorique et pratique de Dire le vers, on éprouve d’abord combien le présupposé du « savoir la langue » soulage des préjugés. Découvrir les règles solides et riches qui gouvernent la langue française, et celles du vers qui en découlent, permet à l’acteur de comprendre, vers après vers, comment les déplacements et redistributions syntaxiques s’opèrent en douze syllabes. Ainsi résout-il les contradictions par la raison, avant de dire les vers par le cœur. L’analyse linguistique permet la plus sûre des interprétations sémantiques, et il est certain que le jeu y gagne en subtilité sans y perdre son âme.
    D’ailleurs les auteurs ne cherchent pas à « légiférer sur le jeu de l’acteur », ils restent « à l’entrée des artistes ». Loin d’asséner une façon rigide de dire le vers, J.-C. Milner et F. Regnault montrent combien l’alexandrin requiert un traitement nuancé. C’est pourquoi ils établissent une échelle de puissance où l’accent, la liaison et le e muet se font plus ou moins entendre, car « la diction du vers est scalaire ». S’il est impossible de continuer à pratiquer la diction selon le modèle du tout ou rien, qui donne lieu à la déclamation pompeuse ou à l’ânonnement, J.-C. Milner et F. Regnault rendent l’amoureux du vers à son autonomie. La liberté aveugle laisse place à la subjectivité d’un souffle animé par une pensée éclairée. La comédienne Adrienne Lecouvreur tirait son génie de cette savante formule, elle qui travaillait ses rôles sous le conseil du plus grand grammairien de son temps, César Chesneau Dumarsais. Une publicité facile – et néanmoins exacte – vanterait l’aspect souple et léger de la récente réédition chez Verdier de Dire le vers, permettant d’avoir son grammairien toujours dans la poche !
    À sa lecture, nous partageons l’euphorie d’un Monsieur Jourdain qui s’exclame : « Vive la science ! [...] Ah la belle chose que de savoir quelque chose! [...] Et que j’ai pris de retard! »1 Cependant la transmission opérée par nos deux auteurs excède le savoir appliqué. Le plaisir qu’ils ont à regarder la langue de près puis à l’entendre sur scène gagne le lecteur, tant et si bien qu’il a hâte de savoir mieux la langue afin d’en jouir à son tour. La langue elle-même est le lieu des révolutions, s’il est vrai qu’« On nous a vus, poussant vers un autre horizon / La langue, avec la rime entraînant la raison »2.

1 • Molière, Le bourgeois gentilhomme (II, 4).
2 • Victor Hugo, « Quelques mots à un autre », Les contemplations.





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