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     Numéro 6 

JAMES, SON RISQUE, NOTRE AVENIR

Entre les risques inconsidérés de certains qui nous ont menés à la crise économique que nous traversons, et l’exigence, partout où cela est possible, du « risque zéro », notre époque balance décidément. Il est d’ailleurs fort probable que l’un n’aille pas sans l’autre, que le premier réponde au second et en signe pour ainsi dire le retour, au sens où l’on parle en psychanalyse de retour du refoulé. La folle exigence du risque zéro aurait ainsi pour corrélat la production de catastrophes. Mais entre risque menaçant l’ordre économique mondial et prostration politique, comment penser le risque aujourd’hui ? Et qui en prend encore ?

Le risque, quel que soit son objet, est engagement, et suppose, quelle que soit encore son issue, qu’on y laisse quelque chose de soi. Pas de risque sans perte, pas de risque sans avoir engagé sa livre de chair. Alors bien sûr, il existe des risques inconsidérés, c’est-à-dire des risques mal calculés. Mais, bien ou mal calculé, c’est le propre du risque que d’amputer celui qui s’en fait l’auteur de quelque chose de son être. Autant dire qu’il n’y a de risque à proprement parler qu’à ce qu’on tienne à ce qu’on y engage. C’est d’ailleurs pour cela que les kamikazes, dont le nombre augmente jour après jour, ne risquent jamais rien dans leur acte. Le kamikaze se sacrifie à sa cause, et se sacrifier, c’est donner sans ne jamais rien perdre. Dans l’acte kamikaze en effet l’engagement est total et s’annule de ce fait : non pas la livre de chair, mais la vie même, non pas le risque de perdre la vie, mais la mort à coup sûr, tel est le programme du meurtrier qui n’engage pas l’éventualité d’une perte, mais vise cette perte elle-même. 

Pseudos héros et confiance mathématique 

Alors, il y a le kamikaze qui voit le mal partout, et nous qui ne le voyions manifestement plus nulle part. Car il faut bien dire que la crise a prospéré à l’ombre d’un certain « je n’en veux rien savoir » dont tous ceux qui auront à en pâtir portent la responsabilité. Certes, la parcellarisation du risque qui nous a conduit à la crise des subprimes a pu faire croire un instant que le risque pesant sur tous, il ne pesait en fait sur personne. Mais André Glucksmann le remarque(1) : il y a dans la confiance aveugle que nous avons eue dans le marché, une naïveté – coupable, comme l’est toujours la naïveté – qui ne peut s’interpréter après-coup que comme reposant sur l’idée selon laquelle le diable n’existait plus. Car sur quoi cette confiance s’est-elle fondée sinon sur la conviction que le marché était sensé ? Il fallait laisser les traders à leurs affaires puisque, après tout, nous jouirions des fruits de leur fulgurance. La fin de l’histoire était arrivée. Plus de risque à faire confiance. Avec la chute du mur, le capitalisme triomphant devait mener la danse. « Depuis la fin de la guerre froide, la promesse d’un monde apaisé diffuse, urbi et orbi, l’annonce d’une histoire sans défi, sans conflit, sans tragique, qui autorise tout et n’importe quoi. »(2), tel était en effet notre sentiment. Manifestement, nous dormions avant que cette crise ne nous sorte de notre torpeur, et ce faisant, nous révions. 

Bien vrai d’ailleurs que nous les goûtons encore aujourd’hui, les fruits de ce sommeil, mais ils ont au réveil un goût amer. A ne plus voir le risque nulle part, et croyant pouvoir jouir sans risque, nous avons eu nous aussi notre côté kamikaze. 

Ne nous méprenons pas pourtant : si le diable était mort, personne n’a cru que le bon dieu était aux manettes. Eh ! Quoi ? Dieu est mort, lui aussi, comme chacun sait ! C’est la psychanalyste Agnès Aflalo qui cette fois le note : depuis que le monde de la finance s’est mathématisé, il nous a semblé pouvoir être maîtrisé au point de s’affranchir de la matière vive sur laquelle il spécule(3). Oubliant vite les crises financières qui ont jonché l’histoire, nous décidions que l’entrée en fanfare des mathématiques en ce lieu opaque au commun des mortels en permettrait une maîtrise totale. C’était oublier que le trader qui est au poste de commande et règne sur les marchés n’est pas celui qui en a la meilleure connaissance ! Et quand bien même cela serait, il est à craindre qu’aucun savoir, si puissant soit-il, ne suffise à l’avenir à abolir le risque.

James dans la civilisation

Les héros savent, eux, que le risque est partout, et pour cause : là est leur fonds de commerce. Ils savent que ne pas prendre de risque, c’est vivre sa mort avant l’heure. Le chemin linéaire d’une vie sans risques anticipe sur le temps éternisé qu’elle nous promet en effet. Il faut bien dire pourtant que la guerre est loin. A quelques exceptions près, dont nous nous plaisons à détourner le regard(4), le monde occidental est aujourd’hui pacifié. Le lieu de déchaînement de la pulsion de mort ou de l’acte héroïque n’y est plus le champ de bataille, et les héros qui cultivent l’art de prendre des risques l’ont ainsi déserté. Mais de quel genre de héros la modernité accouche-t-elle quand les guerres qui affectent le monde se passent ailleurs que sous nos fenêtres ? Il nous reste encore ceux des fictions dont nous abreuvent le cinéma et les séries télévisées. Pourtant, nos héros font grise mine. Alors certes, de toujours, c’est la mortification qui fait le trait dominant du héros. Antigone, le Cid, Hamlet et dans un autre registre Batman, Spiderman, portent tous quelque chose de la mort qu’ils mettent au défi. Ulysse déjà mortifié part ainsi à Troie sans mettre Pénélope dans la balance – de là à penser qu’il va à Troie pour fuir le désir d’une femme, tel Rodrigue fuyant dans le combat celui de Chimène… Quoi qu’il en soit des motivations profondes du héros, du héros tragique du moins, il est toujours nimbé de tristesse.

Mais dans la famille des héros, au moins un faisait jusqu’à peu exception : James Bond, et ce précisément parce qu’il n’était pas et n’avait jamais été un héros tragique. Lui dont le XXe siècle a accouché était remarquable par son inébranlable gaieté, ses conquètes, sa Rolex, ses costumes made in Savile Row, son Aston Martin, j’en passe. Il a pourtant récemment rejoint le cortège de ses aînés et a nouvelle, sinon fière allure. Machine à tuer et dépourvu d’affect dans Quantum of Solace, il atteste du destin de machine de l’homme contemporain. Aujourd’hui incarné par Daniel Craig, il n’aime plus. Sa libido est désormais toute au combat contre le mal ; il a perdu l’art de déshabiller ses conquêtes. Il achète même, dans le dernier épisode, une robe à la très belle Gemma Arterton pour l’en vêtir. Alors certes, il vient de perdre la seule femme qui comptera vraiment dans sa vie et est pour ainsi dire en deuil : c’est fini, jamais plus il ne prendra le risque de l’amour. On pourrait arguer de la contingence de ce trait chez James Bond. Sa mine maussade serait voulue par la reprise chronologique des épisodes de 007. Les scénaristes des deux derniers épisodes se seraient encore fourvoyés en nous présentant un James exsudant sa tristesse. L’interprétation semble néanmoins un peu courte. Préférons lui celle-ci : à l’heure où la dépression(5) est le mal du siècle, il faut que nos héros, tous nos héros, même les moins tragiques, en portent les stigmates.

Faut-il néanmoins se résoudre à la lâcheté morale dont atteste la dépression qui guette nos contemporains ? La crise que nous traversons aura des conséquences incalculables, n’en doutons pas, et James nous a lâchés. Difficile, en ces temps incertains, d’oublier que la crise de 1929, à laquelle nous comparons sans cesse celle-ci, a débouché sur 1939. Le pire, cependant, n’est jamais sûr… Une chose l’est en revanche : ce qui se profile derrière cette crise nous convoque à penser, et à penser en particulier de quelle manière le rapport que nous entretenons aujourd’hui au risque nous parle de notre époque. C’est ce que ce numéro du Diable probablement entend faire voir en le visant partout où il se trouve : dans les domaines esthétique, économique, sexuel, politique, juridique, en compagnie de Bernard-Henri Lévy, Gérard Pfauwadel et Jean-Michel Carré.

Anaëlle Lebovits

1 • Nous renvoyons à deux de ses articles parus en octobre 2008 : « Une bulle économico-mentale », Le Figaro, et « Une crise toute postmoderne », le Corriere della Sera.
2 • André Glucksmann, « Une bulle économico-mentale », op. cit.
3 • Agnès Aflalo, « L’idéologie de l’évaluation », Cités, dir. Yves-Charles Zarka, n° 37, Paris, PUF, mars 2009, p. 79-89.
4 • Parmi ces exceptions, le cas de l’actuel conflit israélo-palestinien se distingue encore. Car c’est par l’hypermédiatisation et le traitement particulier qui lui sont réservés que nos contemporains révèlent en détourner méthodiquement le regard.
5 • La dépression, rappelons-le, n’est pas un symptôme univoque. Nous renvoyons sur ce point à l’excellent dossier du Nouvel Âne, dir. Jacques-Alain Miller, n° 7, Paris, Navarin, 2007.



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