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     Numéro 12 

L'AVENIR D'UNE ILLUSION

    Pour faire un Diable il faut un sérieux malaise, un vrai phénomène de civilisation qui fasse pour nous (et pour d’autres) symptôme, c’est-à-dire nous donne du fil à retordre pour l’appréhender et pour cela même, provoque notre pensée. Il nous faut attraper un avatar de ce malaise, certes aisément repérable, mais dont on sait qu’il ne suffira pas de le comprendre (étymologiquement parlant) pour qu’il s’évanouisse et nous laisse en paix, bref, un symptôme qui ne se laisse pas interpréter facilement.

    De symptômes de cet ordre, j’en vois au moins deux – j’en disais quelques mots dans mon édito du dernier Diable, il y a tout juste un an – l’islamisme d’une part, et le vote en faveur du FN d’autre part. Et dire que certains les opposent volontiers, voyant dans l’un la solution à opposer à l’autre ! Parmi ces deux-là, le premier fait écran au second depuis janvier dernier et les attentats de Charlie Hebdo qui, en frappant si bien l’imagination de beaucoup d’entre nous, ont provoqué stupeur et trémulations, au point non plus de déclencher notre pensée, mais de l’arrêter net, momentanément du moins. C’est là le propre du vrai trauma.

    Expression de la haine la plus farouche et la moins bridée, ces attentats nous ont sonnés et fait oublier une autre forme de haine qui croît et se multiplie au gré des temps qui courent, doucement et sûrement : elle s’exprime dans l’irrésistible ascension du FN sur la scène politique française. L’une de ces expressions de la haine répond à l’autre et réciproquement.

    Déjà, le numéro 11 de notre revue portait sur la haine comme affect faisant aujourd’hui spécialement son éternel retour. Ce Diable-ci, le Diable que vous tenez entre vos mains, met la focale, non plus seulement sur cette passion triste dans ce qu’elle a d’actuel, mais très précisément sur sa manifestation dans les urnes sous les espèces du vote d’ampleur dont nous avons fait la matière de notre dossier. Son sous-titre, « Chroniques de l’impensable », épingle le réel que cette éventualité emporte.

    Pour l’aborder, j’ai voulu une rubrique de politique-fiction qui nous donne un avant-goût de la Chose, si elle advenait. Après le retour vers le futur admirablement tenté par Michel Houellebecq l’année dernière, et Boualem Sansal cet automne, le Diable s’y colle, autrement. Le pire n’est jamais sûr, pourtant. Il ne s’agit donc pas de jouer ici les Nostradamus ou – moins glamour si possible – les Cassandre, de s’y faire, en un mot, les chantres delendemains qui déchantent, mais de prendre au sérieux ce risque – car c’en est un – qui sonne le glas de la fin de l’histoire en Europe occidentale.

    Si la Chose effraie au point que d’aucuns la jugent encore aujourd’hui hautement improbable, voire tout à fait impossible – et on en trouve certains échos dans ce numéro –, si d’autres encore se laissent pétrifier par cette éventualité, il me semble au contraire que la Chose appellerait l’invention et serait, à ce titre au moins, et peut- être à ce titre seulement, une occasion comme il s’en présente peu, un kairos, à saisir. Comme le disait Lacan, « il ne faut en tout cas rien espérer du désespoir »...

    Surprise, sérieux et humour se mêlent donc par touches dans la rubrique « politique-fiction » de ce numéro, pour faire la Stimmung, la coloration affective de ses premières pages. Une idée forte se déploie au fil de plusieurs des textes qui la composent : loin de produire une rupture radicale avec le bel aujourd’hui ou de ressusciter les fantômes des années 1930, l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France ne ferait qu’actualiser ce qu’on sent ou pressent déjà aujourd’hui d’annonciateur en la matière. Autrement dit, l’incroyable ne résiderait pas tant dans le bouleversement qu’on attendrait d’un tel événement que dans l’actualisation toujours plus poussée d’un certain nombre d’impasses qu’on explore dès à présent. À moins que, comme François Regnault l’envisage non sans une joyeuse ironie, Marine Le Pen n’abdique...

    Notre dossier « 2022 » présente aussi une rubrique « analyses » afin d’attraper cette hypothèse par le concept et non plus cette fois par la seule fiction. Parmi les textes forts qui la composent, celui d’Alexandre Adler est un modèle du genre, un joyau parmi les bijoux. Allez-y donc voir.

    Et puis, sa troisième rubrique offre des entretiens avec trois spécialistes (l’un de l’Europe, l’autre d’économie, le dernier du logos) qui ont bien voulu se prêter au jeu du décryptage et éclairer de leur regard les enjeux de cette ascension dans ce qu’elle a d’Unheimlich. Voilà pour le dossier de ce numéro.

    Mais ce Diable ne s’arrête pas là. Comme je le notais en ouvrant cet édito, d’autres phénomènes de civilisation freinent notre pensée tout autant qu’ils la provoquent : l’islamisme sans doute, je l’ai dit, mais aussi, la concurrence des mémoires, les atteintes à la liberté d’expression, une exigence toujours plus accrue de transparence, les conditions de la démocratie, le rapport de l’art auréel contemporain, j’en passe. Pour leur faire place, nous sommes allés puiser quelques lumières auprès de Joann Sfar, Philippe Val, Amos Gitaï, Raphaël Enthoven, Pierre Jourde et thomas Ostermeier qui nous ont reçus avec générosité pour faire de ce Diable un événement à la hauteur des événements qu’il prend pour objet.


Anaëlle Lebovits-Quenehen

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